Louis-Marin BONNET : Première tête, aux trois crayons, d’après Boucher - 1765/1767

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Prix : 14 000 €

Gravure en manière de trois crayons, imprimée en noir, rouge et blanc sur papier bleu, 311 x 230 mm. Hérold 9, 1er état/4.

Très rare épreuve du premier état (sur 4), avant modification de la lettre, ajout de plusieurs traits carrés et de deux planches supplémentaires pour imprimer du bleu et du jaune.

Superbe épreuve, aux coloris très frais, imprimée sur papier vergé bleu (la couleur du papier légèrement passée).

Très bel état de conservation. Marges étroites tout autour de la cuvette (feuille : environ 325 x 245 mm). La feuille est collée par les bords sur une feuille de support de papier vélin mince et un passe-partout est collé par quelques points sur cette feuille de support.

La lettre importante et détaillée gravée sous le sujet n’apparaît que sur les épreuves du premier état.  Elle précise que cette œuvre est la première gravée par Bonnet aux trois crayons, c’est-à-dire en rouge, noir et blanc : « Premiere Estampe aux trois Crayons d'après le dessein de Mr. Boucher / premier Peintre du Roy. Gravé par Louis Bonnet le seul qui possede le / secret d'Imprimer les blancs tire du Cabinet de Mr. de la Garégade, / Thresaurier Général de la Marine. / a Paris chés la Veuve  Chereau rue St. Jacques aux 2. Pilliers d'Or. / et chés Bonnet rue Gallante la porte Cochere entre un Chandellier et un Lectier vis-a-vis la rue du Fouar. »

Ces mentions se retrouvent dans l’annonce parue dans le numéro du 18 mai 1767 de L’Avant-Coureur (l’un des périodiques qui présentaient les dernières nouveautés) de la publication par Bonnet d’une « Tête gravée aux trois crayons ». Louis-Marin Bonnet vient alors de rentrer d’un séjour de deux ans en Russie, ce qui peut laisser supposer, selon Jacques Hérold, que cette estampe aurait été gravée avant 1765. L’annonce de L’Avant-Coureur nous renseigne sur les circonstances de cette publication : « Le Sieur Bonnet, Graveur dans la manière du crayon, vient de publier une Tête gravée aux trois crayons d'après un dessein de M. Boucher. L'exécution de ce genre de gravure présentait des difficultés dont les plus essentielles étaient l'accord des planches, & l'emploi d'un blanc dont la couleur fût inaltérable. Différens morceaux que cet Artiste a mis au jour depuis plusieurs années ont prouvé aux Amateurs du Dessein qu'il avait su vaincre ces obstacles : curieux d'étendre cette heureuse découverte ; il a gravé une Tête aux trois crayons, qu'il ne présente au public qu'après avoir reçu le suffrage de plusieurs célèbres Artistes. Ce morceau sera bientôt suivi d'une Tête gravée dans le genre du Pastel. Cette Estampe, ou plutôt ce Dessein, se trouve à Paris, chez la Veuve Chereau, rue S. Jacques ; & chez le sieur Bonnet, rue Galande, vis-à-vis la rue du Fouare. »

L’intérêt croissant suscité par le dessin au XVIIIe siècle, notamment le dessin aux deux ou trois crayons et aux pastels, a incité les graveurs à chercher des techniques capables de reproduire la matière du crayon, comme l’explique, en 1767, l’article de l’Encyclopédie consacré à la « Gravure en manière de crayon » :   « le but de cette manière de graver est de faire illusion, au point qu’à la premiere inspection le vrai connoisseur ne sache faire la différence du dessein original d’avec l’estampe gravée qui en est l’imitation » (Recueil de planches, tome IV, planche VIII). Parvenir à imiter parfaitement le dessin était pour les graveurs à la fois un enjeu pédagogique, artistique et commercial : les gravures en manière de crayon permettraient non seulement d’enseigner la technique du dessin aux élèves des Beaux-Arts en copiant les meilleurs artistes du temps, mais elles participeraient également à la connaissance des œuvres par le public et, ce qui n’était leur moindre intérêt, elles ouvriraient un nouveau marché auprès des amateurs de dessins et des collectionneurs d’estampes.

Le graveur et imprimeur Jean-Charles François développa, surtout à partir de 1757, la technique de la gravure en manière de crayon, c’est-à-dire imitant le dessin à la simple sanguine, en usant notamment de la molette, qui était seulement employée jusque-là pour ajouter quelques détails à une estampe. Il fut suivi par Gilles Demarteau, Alexis Magny et Thérèse-Éléonore Lingée.

Louis-Marin Bonnet voulut perfectionner cette technique. Margaret Morgan Grasselli constate que « Bonnet ne s’est pas satisfait de produire simplement estampe sur estampe avec la manière de crayon ordinaire. Cet innovateur inspiré et résolu a développé au contraire cette technique dans différentes directions. L’une de ses premières innovations fut l’élaboration vers 1763 d’une encre d’impression blanche qui puisse imiter réellement l’apparence de la craie et de la gouache blanches, sans virer au jaune ou au noir avec le temps. Cette nouvelle encre révolutionna la gravure en manière de crayon et multiplia les genres de dessins pouvant être reproduits en gravure. » (Colorful impressions, p. 54).

Bonnet se lança alors dans la gravure aux deux ou trois crayons, c’est-à-dire imitant des dessins à la pierre noire ou à la sanguine rehaussés de craie blanche, ou combinant les trois crayons.  La Tête gravée d’après Boucher est sa première gravure aux trois crayons. Dans une page passionnante du chapitre Ink and Inspiration - The Craft of Color Printing, Judith C. Walsh a examiné cette estampe et analysé le travail de Bonnet : « Si les rouges et les noirs ont probablement été imprimés chacun d’après une seule plaque, les blancs en ont exigé deux. Les coulures de blanc qui rehaussent la chair du modèle ont été imprimées en un motif de petits points à partir d’une plaque creusée profondément, qui a déposé un trop plein d’encre blanche sur la feuille. De toute évidence, le blanc encore humide a subi aussitôt un nouveau passage sous la presse, qui l’a écrasé et légèrement étalé, recréant ainsi l’effet d’une touche de craie blanche écrasée. La planche sur laquelle sont gravées les longues et épaisses lignes blanches qui rendent les plis du corsage a été encrée avec la même encre blanche, mais comme c’était la partie de l’estampe imprimée en dernier, l’encre de la ligne de « craie » empâtée a séché en créant un bourrelet sur la feuille. ». (Colorful impressions, p. 27).

Maîtrisant chaque phase de ce travail minutieux, Bonnet parvenait à créer ainsi de subtils effets de trompe-l’œil. Margaret Morgan Grasselli remarque que « Bonnet n’ayant jamais partagé le secret de l’encre blanche avec personne fut le seul graveur en manière de crayon à l’utiliser. Il s’empressa de tirer profit de ce monopole, faisant sa spécialité des estampes multicolores » (Colorful impressions, p. 54).

Le numéro suivant de L’Avant-Coureur, daté du 25 mai 1767, annonça la publication d’estampes de Demarteau décrites comme des « Têtes de femmes » gravées « à plusieurs crayons » où « le pâteux et le gras du crayon y sont également sensibles ». Mais Sophie Raux remarque qu’ « à la différence de Bonnet, Demarteau et François qui ne possédèrent jamais le secret de l’encre blanche furent contraints de laisser à la réserve du papier le rôle factice des rehauts à la craie » et qu’ils « n’ont pu égaler les effets de matière saisissants que Bonnet avait atteints avec la surimpression d’une planche de blanc. » (Quand la gravure fait illusion, p. 60).

Le 2e état de la Première Tête d’après Boucher fut annoncé moins de cinq mois plus tard, dans L’Avant-Coureur du 12 octobre 1767 sous le titre « Tête au pastel d’après M. Boucher ». Des quatre lignes de la lettre gravée sur les épreuves du 1er état il n’en reste qu’une seule et cinq traits carrés sont ajoutés. Deux nouvelles planches ont été gravées : l’une pour bleuter le sujet et l’encadrement, l’autre pour apporter des nuances de jaune sur le vêtement et le glomis. Louis-Marin Bonnet produit ainsi sa première estampe en manière de pastel. Dans le 3e état, dont une épreuve est conservée au Louvre dans la collection Edmond de Rothschild, Bonnet revient à la manière de trois crayons, plus simple à mettre en œuvre. Le 4e état ne présente plus qu’un tirage à deux planches en noir et rouge sur papier blanc.

Les épreuves du 1er état sont très rares. L’épreuve analysée par Judith C. Walsh et exposée à Washington dans l’exposition Colorful Impressions: The Printmaking Revolution in Eighteenth-Century France est celle conservée à la National Gallery of Art.

Références : Jacques Herold : Louis-Marin Bonnet (1735-1793) : Catalogue de l'œuvre gravé, 1935 ; Colorful Impressions: The Printmaking Revolution in Eighteenth-Century France, 2003 ; Quand la gravure fait illusion : Autour de Watteau et de Boucher, le dessin gravé au XVIIIe siècle, 2006.